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2016

  • 31 mai et 13 juillet 2016 : port du voile islamique dans une entreprise privée, des conclusions très différentes dans deux affaires portées devant la CJUE

Les cours de cassation belge et française ont chacune saisi en 2015 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle dans deux affaires distinctes. Toutes deux portent sur le licenciement d’une salariée ayant refusé de retirer son voile islamique, et les avocats généraux ont présenté à quelques semaines d’intervalles des conclusions qui diffèrent assez largement. Celles-ci ne lient pas la Cour de justice qui se prononcera ultérieurement sur les deux affaires ; ce sera d’ailleurs sa première décision sur ce sujet.

Conclusions de l’avocat général Mme Juliane Kokott présentées le 31 mai 2016, affaire C-157/15.

Mme Achbita était employée comme réceptionniste depuis février 2003 par la société G4S. En avril 2006, elle a fait savoir que, pour des raisons religieuses, elle avait l’intention de porter désormais un foulard pendant les heures de travail. Le 12 juin 2006, en raison de sa résolution persistante de porter un foulard islamique, Mme Achbita a été licenciée en vertu du règlement de travail de cette société qui prévoit qu’ "il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle".

Mme Achbita a contesté son licenciement devant les juridictions belges. Saisie de l’affaire, la Cour de cassation belge a saisi la CJUE d’une question préjudicielle, lui demandant si l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 doit "être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard en tant que musulmane sur le lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque la règle en vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses".

L’avocat général Juliane Kokott considère qu’"une interdiction comme celle édictée par G4S peut être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78" (pt. 84) et qu’elle "ne porte pas une atteinte excessive aux intérêts légitimes des travailleuses concernées et doit donc être considérée comme proportionnée" (pt. 126).

L’avocat général conclut que "l’interdiction faite à une travailleuse de religion musulmane de porter un foulard islamique au travail ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE, si cette interdiction s’appuie sur un règlement général de l’entreprise interdisant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail et ne repose pas sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une ou plusieurs religions déterminées ou aux convictions religieuses en général" (pt. 141).

Conclusions de l’avocat général Mme Eleanor Sharpston présentées le 13 juillet 2016, affaire C-188/15.

Employée depuis le 15 juillet 2008 en qualité d’ingénieur d’études par Micropole S.A., une société spécialisée dans le conseil, Mme Bougnaoui a été licenciée par lettre du 22 juin 2009. La rupture du contrat de travail a été justifiée par le refus de la jeune femme d’ôter son foulard, ce qui, pour Micropole S.A., rend impossible la poursuite de ses prestations chez des clients. À la suite d’une intervention de Mme Bougnaoui, un client avait en effet indiqué que le port du voile avait gêné un certain nombre de ses collaborateurs et demandé qu’il n’y ait "pas de voile la prochaine fois".

Mme Bougnaoui a contesté son licenciement devant les juridictions françaises. Saisie de l’affaire, la Cour de cassation française a saisi la CJUE d’une question préjudicielle, lui demandant si le souhait d’un client de ne plus voir les prestations de service informatiques assurées par une salariée portant un foulard islamique peut être considéré comme une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" et échappe ainsi au principe de non-discrimination fondée sur la religion ou les convictions, prévu à l’article 4, paragraphe 1 de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000.

L’avocat général Eleanor Sharpston considère que cette dérogation prévue par la directive doit être interprétée de manière stricte et ne peut s’appliquer en l’espèce. Elle estime que Mme Bougnaoui "a été traitée de manière moins favorable, sur la base de sa religion, qu’une autre personne ne l’aurait été dans une situation comparable" (pt. 88). En outre, "rien dans l’ordonnance de renvoi ni dans les autres informations dont dispose la Cour ne suggère que le fait de porter un foulard islamique empêchait en quoi que ce soit Mme Bougnaoui d’accomplir ses tâches en tant qu’ingénieur d’études" (pt. 102).

L’avocat général conclut qu’"un règlement de travail d’une entreprise qui interdit aux travailleurs de cette entreprise de porter des signes ou tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle de l’entreprise entraîne une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions […]" (pt. 135). Une telle discrimination ne peut être justifiée que si elle est proportionnée à la poursuite d’un objectif légitime, tel que par exemple l’intérêt commercial de l’employeur. L’avocat général remarque cependant qu’il est improbable que l’interdiction édictée par Micropole puisse être considérée comme proportionnée, même si c’est à la juridiction nationale qu’il incombera de statuer définitivement sur ce point (pt. 132).

D 18 août 2016    AFrançoise Curtit

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